Isebyril ne touchait plus à son assiette. Il n'avait pas encore terminé, mais attendait avec impatience les réponses de la jeune femme. Il était assez curieux de savoir ce que pouvait faire une telle guérisseuse ici. Rien ne justifiait sa présence ici, pas d'épidémie, pas de maladies graves. Rien ne nécessitait la présence d'un médecin ici, dans ce petit village. Elle était donc de visite. Isebyril s'interrogeait encore sur les raisons de sa venue lorsqu'elle le lui révéla finalement.

« Je suis à la recherche d'informations, cela vous convient ? »

Lui convenir ? Elle ne lui disait que le strict minimum. Il pouvait interpréter cela de tellement de manières possibles qu'au final, cela ne lui apprenait pas grand chose. Il aurait très bien pu ne pas lui poser la question, il en serait au même point. Elle ne le laissa cependant pas réfléchir plus que ça et continua.

« Et le collier est qu'une chose que je voulais m'offrir car il me semblait beau voilà tous. Il ne faut pas trouver une explication à toute chose, parfois, il n'y en a pas et il ne faut pas trop y songer. »

Ne pas songer, c'était difficile pour Isebyril. Tout l'intriguait. Surtout les détenteurs de pouvoirs magiques guérisseurs. Il en rencontrait de temps en temps. Il savait que sa mère en avait été une aussi, de guérisseuse. C'était tout ce qui le raccrochait à une famille éventuelle, son seul lien avec son passé, et son ancien clan dont il avait été le médecin. Toute sa vie était tournée autour de la médecine et de la magie blanche. La jeune femme finit alors son repas alors qu'Isebyril réfléchissait à ce qu'il allait répondre. Il voulait en savoir plus ou pas ? Après tout, il ne savait que très peu d'elle. Voulait-il en savoir plus sur elle, là était la question, ou plutôt, voulait-elle lui révéler plus. Elle avait gardé un ton doux, sans aucune animosité. Elle paraissait presque gentille, et avoir oublié qu'ils avaient livré un combat à mort. Elle jouait très bien la comédie plutôt, selon l'avis d'Isebyril.

« Des renseignements, hein ? Je suppose que vous n'allez pas m'en dire plus, donc ça ne peut que m'aller … »

Il soupira un instant. Il avait bien mangé, était beaucoup plus reposé. Il était encore faible et ne pourrait pas utiliser trop sa magie mais il pouvait de nouveau se tenir debout et il pourrait sûrement marcher et rentrer chez lui. À moins de trouver une raison de rester. Il avait toujours le collier sur lui, mais n'en voulait plus maintenant. Il fallait qu'il trouve un moyen de le lui refiler.

« Je ne peux m'empêcher de songer à ces choses moi. Ma nature me pousse à toujours vouloir tout savoir. Je m'étais renseigné sur ce collier moi. Je venais dans ce but précis. Mais malheureusement … Il ne correspondait pas à ce que je voulais. »

Isebyril sortit alors le collier une nouvelle fois, et le posa sur la table, entre lui et la jeune femme.

« Vous êtes une très bonne guérisseuse pour votre âge. Je crois que ce collier vous sera plus utile qu'à moi. Vous avez un don exceptionnel et une grande faculté de progression. »

Isebyril avait baissé la tête alors qu'il disait ça et sa voix s'était peu à peu tue, si bien qu'il avait murmuré plus que dit la fin.

« Je ne fais pas beaucoup de compliments, alors … profites-en, c'est sincère. »

Isebyril resta dans un silence prostré, attendant que la jeune femme veuille bien le briser. Il était assez gêné, pas habitué à être aussi gentil. Il sentait ses vrais sentiments, sa rancœur et sa haine, remonter en lui.

Isebyril n'avait pas fait grand chose sinon rétablir une certaine justice, un certain équilibre. Le collier était à elle. Elle l'avait acheté. Alors pourquoi il se sentait si mal à l'aise ?

« Merci beaucoup. »

Son visage s'était illuminé. Elle était très jolie quand elle souriait. Vraiment belle. Isebyril ne put s'empêcher de sourire à son tour. Il n'avait pas l'habitude d'être si gentil et si généreux. Mais finalement, cela n'était pas si mal. Il sentait des sentiments positifs monter en lui, de bons sentiments.

« Cela fait plaisir d'être encouragé par les aînés, même s'ils sont têtus. »

Et cela fait bizarre de se faire appeler comme ça. Surtout pour Isebyril qui a plus ou moins vécu seul pendant la majorité de sa vie. Sans famille, sans amis, juste lui dans ce mauvais quartier où il soignait les gens malades et nécessiteux. Cela lui faisait drôle de se faire appeler aîné par quelqu'un, dans le sens où il était presque comme un collègue, mais plus âgé. Ce terme là le flattait un peu. Il ne revint pas sur le qualificatif de têtu, il assumait parfaitement ce trait de caractère. Il ne changeait pas souvent d'avis et avait une opinion bien tranchée sur la plupart des sujets. Habituellement, il ne cédait rien du tout et ne laissait aucunes chances aux autres de le convaincre.

« Au fait, je m'appelle Isebyril. Et je fais partie du clan elfe Thilamar, mais ça, je vous l'ai déjà dit il me semble. »

Il ne savait pas pourquoi il lui disait ça. Il avait peut être envie d'en savoir plus sur elle. Sa compagnie ne l'horripilait pas … pour l'instant. C'était plutôt bon signe. Il pourrait lui parler sans problème durant quelques heures sans ronchonner ni avoir envie de s'isoler. Peu de gens pouvait se vanter de provoquer un tel effet sur lui. Il était asocial, complètement déconnecté de toutes ces gentillesses et mondanités d'habitude. Se présenter ainsi, spontanément, ça ne lui ressemblait pas. Et il le savait bien. Il ne se sentait pas comme d'habitude.

« Pour me qualifier ainsi d'aîné, quel âge avez-vous ? Vous avez l'air très jeune comme ça mais je sais qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Et vu votre niveau de magie, je serais plutôt enclin à dire que vous avez subi un bon entraînement, et donc plutôt long ... »

Il releva la tête vers elle et la regarda dans les yeux.

« À moins que vous ne disposiez d'un pouvoir héréditaire très fort. Isydë … Une grande famille de médecins ? »

Isebyril n'avait jamais entendu parler d'eux. Il ne s'intéressait pas à ce genre de chose là de toute façon. Même s'il entendait les rumeurs de la ville, ce n'était que ceux de la basse-ville. Si cela concernait des quartiers plus aisés, il ne le saurai jamais. Ce n'est pas pour autant qu'il était au courant de tout ce qu'il se passait dans son quartier, loin de là.

Isebyril attendait les réponses à ses questions, même s'il n'était pas sur de les avoir. Après tout, c'est elle qui décidait, et si elle n'avait pas voulu livrer certaines informations, peut-être d'autres seraient-elles trop indiscrètes également. Mais apparemment non.

« Enchantée Isebyril. Moi c'est Celywien Isydë. »

Celywien … Jamais entendu parler. Mais en tout cas, elle était enfin disposée à révéler certaines choses sur elle. Peut-être s'étaient-ils rapprochés grâce à ce combat ? Après la lutte acharnée, une bonne entente était possible. Comme quoi …

« J'ai 18 ans. »

C'est bien ce qu'il lui semblait. Elle était jeune, très jeune. Mais pourtant, elle avait une grande force magique. C'était presque extraordinaire.

« Oui, mon père était maître guérisseur. »

L'extraordinaire était expliqué. Elle avait un héritage assez important. Tout comme Isebyril en fait. Leurs pouvoirs respectifs leur venaient de leurs parents. Lui c'était sa mère, elle son père. Il n'y avait pas vraiment de particularités qui apparaissaient, tout n'était que don.

« Il m'a tout apprit et c'est pour cela que j'ai autant de capacités dans ce domaine. Mais je tiens à précisé que c'est du travail et beaucoup de temps consacré, je n'ai pas juste hérité ses pouvoirs, je les ai travaillé. »

Bien sur … Il faut quand même travailler un pouvoir comme celui-là. On n'atteint pas un tel niveau sans avoir travaillé d'abord. Même le plus puissant des héritages ne vaut rien face à un travail acharné de tous les jours.

« Et vous, quel âge avez vous et comment êtes vous devenu médecin ? »

Son âge ? Isebyril dut réfléchir un peu avant de répondre. Les elfes vivaient particulièrement longtemps, jusque plusieurs centaines d'années. À la fin de leurs vies, certains ne savent même plus depuis combien de temps ils sont là. Les années passaient et se ressemblaient à peu près toutes. Au bout d'un moment, un elfe ne comptait plus vraiment. Il se contentait de vivre. De toute façon, il était rare que l'on fête les anniversaires dans ces contrées. Il y avait seulement les premières années qui importaient au final, pour la formation et les rituels d'initiation. Après, chacun vivait comme bon lui semblait. Et c'est ce qu'avait fait Isebyril. Il était parti et n'était jamais revenu. Il s'était perdu dans ses pensées sans s'en rendre compte, à force de repenser à toutes ces années. Il se reprit un peu et répondit à Celywien.

« Je dois avoir … Plus de cent ans, ça s'est sur. Je dirais environ 120 ans. Vous savez, c'est très long, et au bout d'un moment, on ne compte plus vraiment. »

Quant à comment il est devenu médecin, c'était une histoire très courte, vraiment rien à raconter de vraiment palpitant.

« Ma mère était guérisseuse, c'est en toute logique que je suis devenu médecin à sa suite … Ma mère étant morte à ma naissance, il fallait quelqu'un qui puisse prendre la relève … Et puis finalement, je ne suis même pas resté dans notre village natal. Le côté aventurier de mon père sûrement … »

Repenser à ses parents ne lui plaisaient pas trop. S'il se plongeait dans son travail corps et âmes, c'était pour tenter d'oublier un peu tout cela.

« Désolé, je ne parle pas trop de mes parents d'habitude … »

Isebyril n'aimait pas parler de son passé. Cela le rendait vulnérable, fragile, mélancolique. Son passé n'avait pas été une partie de plaisir. Il n'avait que très peu été heureux et repensait à chaque instant avec du regret. Toutes ses actions l'avaient mené là où il était aujourd'hui, mais il ne trouvait pas cela satisfaisant. La pensée de ses parents inconnus lui était donc assez difficile.

" Je n'y vois pas d'inconvénient, au contraire, cela m'aide à comprendre votre vocation. Vous avez reprit le flambeau et c'est une belle chose tant que cela vous plait. "

Est-ce que ça lui plaisait réellement ? Il n'y avait jamais réfléchi sérieusement. Sa condition de médecin ne l'avait jamais vraiment fait s'interroger. Il avait repris le rôle, machinalement, sans jamais y penser. Ça lui paraissait naturel.

" Et bien vous avez dû en voir des choses en 120 ans. Vous avez connu comme moi le monde paisible avant le Dieu-Empereur. Je n'ai eu la chance d'avoir que 14 années de répit, avant que celui ci me vole ma famille. "

Isebyril ne s'intéressait pas trop à la politique et à la vie dans la cité, même s'il pratiquait et habitait juste à côté.

" Vous avez de la chance d'avoir pu vivre aussi longtemps dans la prospérité, je vous envie un peu. "

Qu'avait-elle à lui envier ? Il avait vécu cent vingts années mais dans quel but ? Quelle finalité ? Aucune à proprement parlé. Sa vie n'avait été qu'une longue errance sans but, sans objectif. Et même alors qu'il avait cru trouver quelque chose qui allait le passionner, ça s'était terminé trop vite et il en avait tiré aucune satisfaction. Le monde des démons … Son père … Voilà les seules choses qui avaient réussi à le captiver un tant soit peu. En tout cas, elle souriait. Celywien semblait ravie d'entendre un peu de son histoire. Isebyril ne comprenait pas pourquoi. Lui ne trouvait rien de plaisant, il n'y voyait que de la souffrance, de la douleur. Il ne souriait pas, lui.

« Je ne suis rien des affaires politiques. En tant qu'elfe, je me situe un peu en dehors de tout ce système je trouve. J'ai grandi en plein milieu de la forêt. Croyez vous que ça a de l'influence sur nous, ce que pense un dirigeant ? Pas du tout. »

Tous les contacts avec l'extérieur qu'Isebyril avait eu dans sa jeunesse, c'était les marchands itinérants ou les voyageurs perdus que son clan accueillait pour la nuit et laissait repartir le lendemain. Mais jamais d'envoyés politique, ni de militaires. Il avait ensuite parcouru le monde sans se soucier des penchants des personnes qu'il soignait. Quand il s'était installé à Madorass, il n'était pas du tout au courant de la situation et même lors du renversement du pouvoir par Kaull, il ne vit rien du tout.

« Lorsque l'homme au pouvoir change, ça ne modifie pas grand chose à la situation des bas-quartiers dans lesquels je suis installé. La misère y était présente et le sera toujours. Rien ne change jamais ici-bas. Je ne sais pas si il y a quelque chose à envier dans ma vie. »

Isebyril avait conscience d'avoir l'air de se plaindre mais tant pis, c'était ce qu'il ressentait. Il vivait la réalité de la misère chaque jour. La politique ne faisait rien pour eux, à part les tolérer dans un quartier délabré au milieu de Madorass. Rien de plus.

« Par contre, vous semblez avoir été touché par ces événements et ce Kaull. Votre famille a eu des problème avec l'instauration de sa dictature. J'ai raison, n'est-ce-pas ? »